J'espère que ces quelques lignes vous feront goûter la saveur de cette profession. Et si elle est à votre goût ... à vous de jouer !

Vous vous intéressez à l'interprétation de conférence, et comme c'est un métier que j'exerce depuis une cinquantaine d'années, l'AIIC m'a demandé de vous en parler.

En premier lieu, il faut dire que numériquement la profession est minuscule. L'AIIC compte moins de 2500 membres dans le monde entier. Le nombre total de personnes qui exercent la profession est certainement plus élevé, mais reste très modeste. Une école comme l'ESIT à Paris délivre chaque année une quinzaine de diplômes, toutes langues confondues.

Ce n'est pas une raison de vous décourager. Les bons éléments sont toujours les bienvenus, et ce n'est pas une profession en voie de disparition - quoi que l'on dise sur l'usage de plus en plus répandu de l'anglais.

Alors que faut-il pour devenir interprète de conférence? Faut-il être un génie, un virtuose des langues? Non, bien sûr. Il faut cependant un ensemble d'aptitudes, qui, pour être relativement courantes, ne sont pas très souvent réunies chez le même individu. Il faut bien entendu des connaissances linguistiques au-dessus de la moyenne, mais il s'agit là d'une condition nécessaire et non suffisante. Il faut aussi une bonne capacité d'analyse et de synthèse, et la faculté de s'exprimer avec précision et d'une façon agréable. L'ennui, c'est qu'il est difficile de juger à l'avance si quelqu'un a de bonnes chances de réussir dans cette voie. Les bonnes écoles d'interprètes font de gros efforts de sélection, pour éviter qu'un candidat ne s'engage dans un cursus difficile alors que de toute évidence les lacunes à combler sont telles qu'il serait plus "rentable" pour lui de consacrer ses énergies à autre chose. Personne, cependant, n'a encore trouvé le moyen miraculeux de garantir le succès à coup sûr.

Lorsque je dirigeais la section interprétation de l'ESIT on me demandait souvent quelles étaient les qualités requises pour l'apprentissage de ce métier, et la seule réponse que j'ai trouvée consistait à dire que je n'en savais rien, mais que j'avais remarqué que la principale cause d'échec était une inaptitude à exprimer sa pensée avec précision, y compris dans sa langue maternelle.

On me demandait aussi quelles langues étaient "utiles" pour l'interprétation. Il est impossible de donner une réponse passe-partout. Cela dépend du pays où l'on veut vivre, de sa langue maternelle, des connaissances linguistiques que l'on possède déjà, mais les grandes langues internationales sont celles des Nations Unies (français, anglais, espagnol, russe, chinois, arabe) et celles de l'Union Européenne (français, allemand, anglais, italien, néerlandais, danois, espagnol, portugais, suédois, finnois, grec, mais la liste s'allonge...). Il est indispensable de se renseigner. Les écoles sérieuses refusent de former des interprètes dans des langues pour lesquelles il n'existe aucune demande.

J'ai dit que ce métier était passionnant. Il l'est pour diverses raisons, certaines évidentes, d'autres moins. On a souvent l'occasion de voyager, c'est vrai - encore que le charme du Paris-Bruxelles s'estompe avec le temps. Servir d'intermédiaire, de "truchement", donne souvent de grandes satisfactions - mais aussi parfois une certaine frustration, quand on a le sentiment que ceux pour qui on fait bien un travail difficile font mal le leur. En revanche, l'intérêt que présente une immersion dans des milieux différents, avec des gens différents parlant de choses différentes, ne se dément jamais - pour peu que l'on maintienne délibérément sa curiosité en éveil. Rien n'est plus triste que de voir un interprète, à qui on offre la diversité du monde sur un plateau, faire la fine bouche faute de vouloir consentir l'effort nécessaire pour en profiter. Tout n'est pas passionnant tout le temps, bien sûr, et il arrive que certaines réunions soient très ennuyeuses, mais connaissez-vous un métier où l'on ne s'ennuie jamais? Il suffit de prendre son mal en patience...

Et enfin l'acte d'interprétation lui-même est une exercice intellectuel qui apporte de grandes satisfactions, comme tout exercice difficile quand on le réussit. Sans compter que le maniement précis d'un outil aussi subtil et performant que la langue est une joie en soi.

C'est aussi un métier exigeant. Pour commencer, l'acte d'interprétation, je l'ai dit, est difficile. Il demande beaucoup de concentration, que ce soit en consécutive (quand l'interprète prend des notes et refait le discours après coup) ou en simultanée (en cabine, avec écouteurs et micro). De surcroît, chaque fois c'est comme si on passait un examen, et cela donne trac!

L'interprétation de conférence présente une particularité : l'interprète, même dans une équipe de simultanée, travaille toujours seul, "sans filet". Sa prestation ne peut être filtrée , ou corrigée par un supérieur, un réviseur. Ce fait entraîne diverses conséquences, et notamment le principe selon lequel tous les membres free lance d'une équipe, jeunes et chevronnés, touchent la même rémunération (sauf dans certaines grandes organisations internationales qui pratiquent, dans des conditions rigoureusement définies et limitées, un tarif débutant).

Les conditions d'exercice de la profession sont dans l'ensemble relativement souples. Un free lance est libre d'accepter ou de refuser un engagement; un permanent n'est pas normalement astreint aux horaires administratifs. En revanche il existe dans tous les cas une obligation de résultat, et donc une exigence de rigueur. Rigueur, bien sûr, dans la transmission du message, mais aussi rigueur dans la pratique professionnelle quotidienne : par exemple, un interprète de conférence n'est jamais en retard pour une réunion, même si les délégués le sont. Et surtout, rigueur absolue en matière de secret professionnel. Rien, aucune information, même banale, ne doit passer par l'interprète, jamais, même longtemps après (nous nous interdisons d'écrire nos mémoires). Il ne faut pas hésiter à friser le ridicule sur ce point, quitte à se référer à Talleyrand, qui disait : "Entre passer pour un bavard et passer pour un imbécile, il y a longtemps que j'ai choisi".

C'est par l'application rigoureuse de cette déontologie que les interprètes ont su gagner la confiance des utilisateurs et faire de l'interprétation de conférence la profession respectée qu'elle est aujourd'hui.

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J'étais étudiant en médecine à Paris lorsque j'ai été recruté, en 1949, par Constantin Andronikof, le chef interprète de l'Organisation Européenne de Coopération Economique. L'OECE avait été créée pour répartir l'aide Marshall, et allait devenir l'OCDE en 1952. La situation n'était pas celle d'aujourd'hui : les organisations internationales en étaient à leurs débuts et étaient à la recherche de personnes parlant les langues, et capables d'apprendre à interpréter "sur le tas". D'abord free lance, pendant six semaines, je suis devenu permanent en septembre 1949. Je le suis resté jusqu'en 1952, lorsque j'ai rejoint l'OTAN, qui venait de s'installer à Paris. Je suis devenu free lance un an plus tard, et le suis resté jusqu'en novembre 1979, lorsque je suis entré comme interprète officiel au Ministère français des Affaires étrangères. J'ai pris ma retraite de fonctionnaire fin 1993.

Je peux donc vous parler de trois aspects de l'exercice de la profession - sachant que tout évolue et que les circonstances actuelles ne sont plus les mêmes. Certains grands traits demeurent, toutefois.

L'interprète permanent d'un organisation internationale bénéficie généralement d'un traitement confortable, de conditions de travail correctes et de la sécurité de l'emploi. En outre il aura droit à une retraite. Ce sont d'ailleurs des postes convoités (les permanents représentent environ 10% de la profession), et on ne commence généralement pas par là. Je ne m'étendrai donc pas sur cet aspect de la pratique de notre métier. Je dirai simplement une chose : le mal qui guette le permanent, c'est l'ennui, qui est la forme la plus insidieuse de la fatigue. Et il est notoire qu'un permanent est plus souvent malade qu'un free lance, qui ne peut pas se le permettre. Quant aux règles déontologiques, elles sont les mêmes pour tous. Un permanent n'a pas plus d'ordres à recevoir concernant la manière d'interpréter tel ou tel délégué qu'un free lance.

La vie d'un free lance dépend beaucoup de ses langues, donc de son " circuit ", et de sa région. Un free lance basé à Genève, avec l'espagnol ou le russe, travaillera surtout pour les organisations de la famille des Nations Unies, et donc pour des conférences assez longues (parfois de plusieurs semaines), fixées longtemps à l'avance, et souvent en dehors de Genève. En revanche un free lance " communautaire ", basé à Bruxelles, par exemple, avec les langues de l'Union Européenne, travaillera surtout pour les Communautés, pour des périodes courtes (moins d'une semaine), et souvent à Bruxelles. Enfin un free lance avec uniquement l'anglais et le français, basé à Paris, travaillera pour les Organisations coordonnées (OECD, Conseil de l'Europe), et le marché privé. Par cela on entend tout ce qui n'est pas régi par les accords négociés entre l'AIIC et les grandes organisations. Dans ce secteur le travail passe en grande partie par d'autres interprètes, que des utilisateurs (congrès, entreprises, etc.) chargent de constituer une équipe et de la recruter pour leur compte. Cette intermédiation se fait parfois par des organisateurs professionnels de congrès, dont certains sont honnêtes. Il faut savoir que dans ce secteur la concurrence joue. Entre membres de l'AIIC elle est correcte, mais il appartient à chaque interprète, dans ses négociations avec un utilisateur potentiel, de se battre et de faire valoir les raisons qui justifient le fait de faire appel à un vrai professionnel, même si cela coûte plus cher. Les arguments déontologiques sont souvent importants. En outre les engagements sont souvent confirmés à la dernière minute : il faut donc avoir les nerfs solides ! Il faut aussi être capable de s'adapter à des milieux, et à des sujets exceptionnellement variés. Cela demande un sérieux travail de préparation, mais " variety is the spice of life ". Ce n'est pas toujours la joie, cependant : le béton précontraint dans une lointaine banlieue à 8 heures du matin n'est pas la tasse de thé de tout le monde !

Un mot sur le dernier secteur dont j'ai une expérience personnelle : l'interprétation dite " diplomatique ". En fait il s'agit d'interprétation de conférence (consécutive, simultanée, ou un mélange des deux) pour des réunions généralement bilatérales, pour le compte d'une instance gouvernementale (le plus souvent le Ministère de Affaires étrangères). C'est un travail intéressant, qui peut être prestigieux, mais c'est un tout petit secteur. Il y a très peu de postes permanents, car en dehors de la France, les Etats-Unis et l'Allemagne très peu de Gouvernements disposent d'un service d'interprétation professionnel, et rares sont ceux qui font appel à des free lance professionnels.

J'ai eu la grande chance, c'est vrai, de vivre en tant qu'interprète officiel des moments très intéressants. Mais j'en ai vécu tout au long de ma vie professionnelle, car l'intérêt d'une réunion, d'une rencontre, ne réside pas toujours dans le niveau hiérarchique des protagonistes, ni même dans le sujet traité. Elle est fonction, je pense, de la qualité humaine des personnes en présence, et peut-être encore plus de la façon dont l'interprète l'aborde. On serait tenté de dire qu'une réunion est intéressante dans la mesure où l'on s'y intéresse... Bref, ce que l'on retire de l'exercice de ce métier est à l'aune de ce que l'on y apporte.

J'espère que ces quelques lignes vous auront fait goûter la saveur de cette profession. Et si elle est à votre goût ... à vous de jouer !


Le présent article n'engage que les opinions de l'auteur et ne reflète pas nécessairement le point de vue de l'AIIC.

 

Source: http://aiic.net/page/214/la-carriere-d-interprete-vous-tente-t-elle/lang/2